Ketama, carrefour des drogues

Au moment où le PAM lance le débat pour légaliser la culture du kif, le Rif fait face à un autre défi : enrayer la déferlante de drogues dures qui touche la région.

Village d’Asallas, à quelques encablures de Tlet Ketama. En cette matinée ensoleillée, la température ne dépasse pas les quatre degrés. Tadghin, le plus haut sommet du Rif, est couvert de neige, donnant à la nature une splendeur indescriptible. Des ouvriers s’affairent à labourer les lopins de terre en forme de terrasses que les anciens ont taillés à même la montagne. Ici, on cultive une seule plante, le chanvre. Au bruit des bêches et des serfouettes qui raclent le sol, vient s’ajouter ce qui ressemble de prime abord à un son de tambour. Pour comprendre l’origine de ce bruit, nous suivons notre guide, Abbas, 32 ans, qui nous conduit dans une maison isolée. Après une longue discussion avec les propriétaires des lieux, ces derniers nous invitent à pénétrer dans une grande chambre sans aération où la récolte de l’année dernière est entreposée et séchée à l’ombre, prête à être travaillée. Trois ouvriers frappent avec des bâtonnets un amas de plants de kif couvert par une bâche en plastique. Le procédé consiste à isoler le pollen de la plante. Le produit final s’appelle le cannabis, unique richesse de cette région, devenu un enjeu national et géostratégique.

A la recherche de l’or vert

Malgré la méfiance des habitants de Ketama, leur hospitalité est sans limite. Abbas nous conduit chez Othman, un des cultivateurs de kif, qui nous ouvre les portes de sa maison. Dans un des salons se trouvent des touristes italiens. Ils sont passés par le Rif pour se ravitailler en cannabis avant de poursuivre leur voyage vers le sud. Othman revient avec trois sacs en plastique contenant chacun un kilogramme de haschich de différentes variétés. « C’est le numéro uno, vous ne trouverez pas une fumette pareille dans toute la région », lance-t-il fièrement aux touristes italiens, ébahis à la vue d’une telle quantité de cannabis. « Les touristes italiens raffolent de la mexicaine. Il aiment planer profondément », nous chuchote Abbas. Et il a vu juste. Ils lui achètent un demi-kilo de mexicaine à 35 DH le gramme. Une excellente affaire pour Othman, puisque le prix de cette variété de cannabis ne dépasse pas les 18 DH. Traditionnellement, le haschich produit dans la région s’appelle la baldia et pousse ici grâce à des graines plantées il y a des centaines d’années. Depuis les années 1990, d’autres graines naturelles ou génétiquement modifiées sont arrivées d’Espagne ou des Pays-Bas. Parmi elles, la khardala, la pakistanaise, la mexicaine et même l’afghane. « Ces graines hybrides sont plus saturées en THC (tétrahydrocannabinol) et produisent une plus grande quantité de pollen. La baldia marocaine est une plante de petite taille et produit moins de résine, mais d’excellente qualité », précise Abbas. Il nous explique également que la transaction entre les Italiens et l’agriculteur ne s’est pas faite en cash mais en cocaïne. Par la suite, Othman doublera ses marges en revendant la poudre ainsi récupérée entre 800 et 1000 DH le gramme.

Coke en stock

Autrefois très peu connue au Maroc, la cocaïne a fait son entrée il y a une vingtaine d’années. En 1997, des tonnes de poudre blanche réparties en dizaines de colis s’échouent sur les plages de la côte atlantique entre Casablanca et El Jadida. Les quelques individus qui saisiront l’occasion pour récupérer la drogue et la revendre seront appréhendés par la police et condamnés à de lourdes peines. Cependant, plusieurs de ces colis vont disparaître dans la nature. « Une fois que les choses se sont calmées, ces colis ont réapparu dans le Rif et plusieurs personnes sont devenues des consommateurs invétérés de cette drogue. Certains beznassa y ont vu un nouveau produit pour gagner plus d’argent », explique Abbas. L’arrivée de la cocaïne dans la région alimente tous les fantasmes et même des thèses conspirationnistes. Abdeslam, 68 ans, nous explique entre deux bouffées de sebsi : « Ils ont balancé de la cocaïne sur nos côtes pour créer un nouveau marché en rendant nos jeunes addicts à ce poison ».

L’introduction de la cocaïne s’est accompagnée de l’arrivée de la kahla. Comprenez, la brown sugar, un dérivé d’héroïne hautement toxique, qui crée rapidement l’addiction chez le consommateur. Ces derniers, qu’on surnomme ici les jwanka (pluriel de junkie), sont redoutés par tout le monde. « Ces gars sont capables de voler ou de tuer pour acheter la kouka. C’est un petit bout d’héroïne de la taille d’une graine de blé qu’ils brûlent sur un papier d’aluminium avant d’en inhaler la fumée », assure Abdeslam. Les plus addicts ont besoin de deux doses le matin pour reprendre conscience, qu’ils payent entre 50 et 70 DH.

Agriculteurs, unissez-vous

Cap sur la petite bourgade de Bab Berred, sur la route de Chefchaouen. Ce samedi 5 avril, quelques centaines de cultivateurs de kif ont répondu à l’appel lancé par le Parti authenticité et modernité (PAM) venu à leur rencontre. A cause des pluies de la veille, le lieu où le chapiteau a été installé s’est transformé en mare. Les pieds dans l’eau, les agriculteurs écoutent avec intérêt les députés du PAM. Sur l’estrade, on retrouve Khadija Rouissi, Milouda Hazib et Mehdi Bensaïd. Mais dans la région, la star c’est Hakim Benchemass, président du conseil national du PAM, qui  ouvre le bal en allant droit au but : « Il est inconcevable que 48 000 personnes soient  recherchées par la gendarmerie. Elles doivent bénéficier de la grâce pour ne plus vivre dans la peur. Tout le monde sait que dans ces terres on ne peut pas faire pousser des fraises ». Tonnerre d’applaudissements. A son tour, la députée Milouda Hazib prend la parole et préconise la création d’une agence étatique pour racheter les récoltes et les transformer en divers produits. Quand elle évoque l’utilisation du kif pour le maquillage et d’autres produits cosmétiques, plusieurs personnes pouffent de rire. Au fil des discours fleuves, l’ennui commence à gagner les esprits. A quelques mètres du chapiteau, nous rejoignons un groupe d’agriculteurs. « Nous avons déjà entendu ce discours à plusieurs reprises. C’est la pratique qui pose un problème », lâche Abdeslam, un agriculteur de la région dont les deux fils sont recherchés par la police. « Ils ont été accusés de dealer par quelqu’un qui a été appréhendé à Agadir avec 200 grammes de haschich. Les gendarmes sont venus perquisitionner notre domicile sans respect pour nos femmes et nos petits-enfants », raconte-t-il avec amertume. Résultat, ses deux fils se sont refugiés dans la montagne et ne pointent jamais leur nez à Bab Berred.

Au-delà du Rif

Dans un contexte où le Maroc détient la palme d’or de la production mondiale de haschich, le PAM semble prendre les devants d’une bataille inédite. En effet, le parti du tracteur est sur le point de finaliser un projet pour la légalisation de la culture du kif. Mais, selon les agriculteurs, son application risque de poser un problème. Pour commencer, les intervenants du PAM ne font aucune allusion à la transformation de la plante en cannabis. Or, ce dernier est la principale source de revenu des agriculteurs. L’autre problème réside dans la délimitation des régions où la plante est cultivée. Depuis quelques années, la culture du kif s’est propagée vers le sud de Ketama jusqu’à atteindre Taounate et la région de Fès, et même plus à l’ouest, notamment à Ksar El Kébir et dans les alentours de Larache. Ces extensions ont donné lieu à une lutte acharnée entre les agriculteurs et les autorités, qui n’hésitent pas à détruire ces nouvelles terres de kif sans pouvoir entièrement les éradiquer. « Ces nouveaux agriculteurs utilisent des tracteurs pour labourer des centaines d’hectares de terres fertiles et faciles d’accès. Ils produisent plus de quantités de kif et les revendent à des prix ne dépassant pas 15 DH le gramme. Ils nous ont ruinés parce que notre haschich coûte plus cher », déplore Abdeslam.  En effet, la nature accidentée des champs de la région de Ketama demande beaucoup de main d’œuvre pour travailler la terre. Des milliers de personnes venant des quatre coins du Maroc se déplacent dans la région pour y travailler, moyennant un salaire journalier de 120 à 150 DH. Elles sont nourries et logées gratuitement et ont droit à leur quantité de haschich par jour. « Les gens pensent qu’on est riches mais le haschich ne  rapporte pas plus de 80 000 DH par an et par foyer. On arrive à peine à s’en sortir. Ce sont les barons qui bâtissent des fortunes », souligne Abdeslam.

Le danger est ailleurs

Le lendemain, c’est dans la ville de Chefchaouen que les cadres du PAM ont donné rendez-vous à la population et aux acteurs de la société civile. Et c’est encore Hakim Benchemass qui ouvre le débat en l’orientant sur les débouchés économiques que pourrait générer la légalisation de la culture du kif. Malgré l’éclairage des différents intervenants, les propos restent généralistes et ne permettent pas d’entrevoir l’esquisse d’une stratégie claire. Nous rencontrons Mohamed, un professeur de sciences naturelles dans un lycée de la ville, qui suit de près cette initiative. « Il me semble que le PAM, et même le Parti de l’Istiqlal, ont le courage politique d’aborder le sujet, mais sans réellement avoir un projet bien ficelé sur ce que l’on va faire du kif. La prudence des politiciens génère un sentiment d’incompréhension,  voire de méfiance, chez les agriculteurs », analyse Mohamed, avant de nous inviter à faire un tour dans la ville. Il évoque sa peur de l’héroïne qui touche de plus en plus de jeunes de la région. A proximité de la source de Ras El Ma, une des principales attractions touristiques de Chefchaouen, les dealers ont pris leurs quartiers sur le flanc de la montagne qui coiffe la ville. Le relief accidenté leur sert de refuge pour éviter les descentes de la police. Retranchés dans ces hauteurs, ils utilisent des seaux attachés à de longues cordes pour récupérer l’argent et acheminer les doses d’héroïne aux consommateurs. « Savez-vous que parfois le haschich est moins facile à trouver que la brown sugar ? », nous interpelle Mohamed. Son neveu de 26 ans, consommateur d’héroïne, a déjà fait deux crises cardiaques et suit un traitement psychiatrique à Tétouan. La mine dépitée, Mohamed lance : « J’espère que cette satanée drogue n’arrivera pas dans les grandes villes du pays, sinon on peut dire adieu à notre jeunesse ».   

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